Forgerons et alchimistes Posted in: Général
Forgerons et alchimistes par Blaise-Alexandre Le Comte
Ce bref ouvrage, originellement édité en 1956, est une compilation de fragments épars et d’études dispersées. Vingt ans plus tard, en 1977, Mircea Éliade enrichit cette publication, notamment, de riches notes bibliographiques pour lui donner la structure que nous lui connaissons.
Cet essai est quelque peu négligé dans la bibliographie de l’auteur essentiellement connu pour son étude sur le Yoga et ses origines mystiques [1936], son Traité d’histoire des religions [1949] et sa fascinante monographie sur le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase [1950]. Dans une perspective purement académique, Forgerons et alchimistes peine à être justement reçu. Cela est regrettable, si nous considérons que, certes secondaire, cette publication s’inscrit dans la tension constante de son auteur à décrypter l’homme et les civilisations originels. À façonner l’homo religiosus.
Et cela nous empêche aussi de comprendre que cet essai, certes érudit et universitaire, a une vocation plus intime en s’inscrivant dans l’évolution spirituelle d’un homme.
L’étude à la façon d’une ascèse spirituelle
Il est singulier d’observer que le premier texte — rédigé à treize ans — de l’imposante bibliographie du penseur roumain s’intitule: Comment j’ai découvert la pierre philosophale. Cela nous suggère que Mircea Éliade est un alchimiste. Et de nouvelles perspectives se créent pour appréhender Forgerons et alchimistes. Perspectives d’autant plus fécondes qu’elles s’inscrivent dans un processus de production atypique.
Mircea Éliade travaille exclusivement sur des documents écrits — sauf lorsqu’il rédigea Yoga, ses origines mystiques. À la façon d’un érudit, il ne fait acte ni d’anthropologue ni d’ethnologue. Son ambition est ailleurs. De matériaux disparates, il dégage une cohérence, amplifie une compréhension purement livresque jusqu’à l’incarner. Jusqu’à l’animer. Il y a quelque chose de l’alchimiste dans ce processus de vitalisation d’une matière inerte.
L’érudition abyssale d’un Mircea Éliade n’est pas une science creuse ni vaine. Il fait de la lecture, de l’étude, une ascèse. Lire et étudier n’est pas une routine universitaire ni même un acte de pur intellectualisme. L’étude, ainsi pratiquée, devient un exercice spirituel. Là encore, il y a quelque chose de l’alchimiste. Comment ne pas songer au LabOratoire, à ce lieu intime où s’interpénètre l’étude [Labor] et la pensée méditative [Oratoire]?
De l’historien profane à l’herméneute sacré
Cette nigredo érudite, qui anime les travaux de Mircea Éliade, rend un peu vain le débat académique qui prétend classifier le professeur et son œuvre. Est-il un historien? un phénoménologue? un philosophe? un créateur? Cela importe peu. Et pourtant Stanislas Deprez, qui préface l’édition ici commentée de Forgerons et alchimistes, consacre de longues pages à cette question. Certes, le préfacier prend prétexte de ce débat pour interroger la méthode de l’érudit roumain. Il s’attarde avec raison, me semble t’il, sur la perspective herméneutique. Ni philosophe ni historien, et si Mircea Éliade était un herméneute?
Pour celui qui pratique l’étude comme un exercice spirituel, l’herméneutique — cet art de l’interprétation symbolique et mythique des faits — s’inscrit en cohérence dans le dessein d’amplifier une connaissance et de se transformer. Si l’historien-herméneute à mesure qu’il enrichit symboliquement les événements, qui lui sont soumis, se transforme, il produit simultanément une nouvelle matière d’études, une materia prima, nécessaire à la régénération de nos sociétés occidentales.
L’histoire comme nous la concevons, en effet, est un déroulé linéaire d’essence judéo-chrétienne, qui — dans un apparent paradoxe — se réalise parfaitement dans le rationalisme des Lumières. Apparent paradoxe en ce sens que la sécularisation de l’homme et de son histoire ne peut être ni envisagée ni théorisée sans l’émergence du monothéisme. L’homme — mésusant? — de son libre-arbitre s’ampute de son essence spirituelle pour notamment produire un savoir à la façon d’une pure chimère intellectuelle.
C’est en ce sens que l’herméneutique éliadienne réalise une materia prima régénératrice. Dans sa compréhension cyclique du cosmos et de l’homme — lire notamment son Mythe de l’éternel retour —, Mircea Éliade considère le déclin du sacré comme inéluctable, comme nécessaire. Déclin qui se surmonte par une régénération aux profondeurs de notre être, mais aussi de nos habitudes sociales, de nos traditions, etc.
Forgerons et alchimistes, quelques considérations encore
Cet opuscule se structure en deux parties [si nous excluons les longues et nombreuses notes bibliographiques]. Les sections consacrées aux forgerons précèdent celles qui traitent des alchimistes. À préciser que l’alchimie, dont il est question, est principalement celle des traditions orientales. Et lorsque la tradition occidentale est évoquée, elle l’est notamment dans la perspective de rompre avec les poncifs, qui réduisent l’alchimie à une proto-chimie.
Les forgerons et les alchimistes, à leur suite, sont des individus à part dans les anciennes sociétés. Considérés — même si parfois méprisés —, ils ne sont ni tout à fait des esprits, mais plus entièrement des hommes. Ils sont les intercesseurs terrestres des mondes ouraniens et chthoniens.
Nous comprenons, au fil de la lecture, que cette intercession n’est pas la sanction d’une seule maîtrise technique. Les forgerons, aux premiers temps, ne travaillaient-ils pas les métaux littéralement tombés du ciel? Leur maîtrise du feu terrestre les rendaient symboliquement maîtres des puissances ouraniennes. La technique comme condition nécessaire à la spiritualité. Les alchimistes s’esquissaient.
Je ne peux m’empêcher de considérer le forgeron et l’alchimiste comme une figuration extérieure d’un processus intérieur. L’un est maître du feu et de la matière; l’autre du temps et de l’esprit. Cette polarisation n’est pas antagoniste, elle est consubstantielle. Et dans cette incessante tension, l’homme se crée par-delà Soi. Se crée à la façon d’une sculpture.